A l’occasion du salon du livre, retour inattendu
sur un phénomène éditorial mondial avec Eric Auriacombe
qui publie aux Puf Harry Potter, l’enfant
héros.
Pédopsychiatre et psychanalyste, Eric Auriacombe
prend en charge les difficultés psychologiques d’enfants et d’adolescents.
qu’il reçoit en consultation de psychothérapie ou en hôpital
de jour. C’est dans ce cadre qu’avec son équipe il a recours aux
contes pour enfants et tout particulièrement à Harry Potter.
C&D :
Pourquoi vous être intéressé à Harry Potter et en quoi ce genre d’œuvre
littéraire constitue-t-elle une aide pour le praticien que vous
êtes ?
Eric Auriacombe
Il y a environ 6 ans, le discours des enfants sur les deux premiers volumes
de la série Harry Potter a éveillé mon attention. J’ai alors lu
ces livres et découvert que ce personnage de conte correspondait
« cliniquement » au travail de recherche que j’avais effectué
dans le cadre d’un doctorat en psychopathologie fondamentale et
psychanalyse [Les deuils infantiles, L’Harmattan 2001].
Harry Potter est un enfant ayant subi un traumatisme précoce, à l’âge
d’un an, dont il conserve une cicatrice en forme d’éclair au niveau
du front. Orphelin, il a perdu ses deux parents qui sont morts
dans cet accident de voiture (version Moldue)
ou dans leur combat avec Voldemort (version sorciers). Jusqu’à
sa onzième année, à l’âge où commence la série, il a été maltraité
par sa tante, son oncle et son cousin qui l’avaient recueilli.
Se conjuguent ainsi les problématiques de deuil précoce chez l’enfant,
des traumatismes et de la maltraitance que la série Harry Potter
permet d’explorer en mettant notamment en évidence des mécanismes
psychologiques comme l’évitement du souvenir, le déni, le clivage,
mais aussi des processus plus spécifiques comme la cryptophorie,
forme d’interdit qui pèse sur le sujet et qui le conduit à redouter
d’évoquer avec précision ses origines, alors ravalées au rang
de secret honteux ou terrifiant [Cryptophorie : modalité de clivage provoquant l’inclusion
d’ « un corps étranger » dans le Moi. Notion proposée, en 1987,
par Nicolas Abraham et Maria Torök (L’Ecorce
et le Noyau, Flammarion).], ou encore les phénomènes de revenance.
D’autres œuvres tels Les Misérables de Victor Hugo avec le personnage
de Cosette ou encore Oliver Twist de Dickens, reposent également
sur ces situations d’enfants orphelins voués à la méchanceté du
monde. Quelles spécificités relevez-vous dans Harry Potter qui
en font une œuvre différente de celles qui l’ont précédées?
Harry Potter est un enfant puis un adolescent qui grandit d’une année
à chaque nouveau volume, ce qui est rare dans la littérature enfantine.
Il paraît d’ailleurs probable qu’un élément de son succès soit
lié au fait que le héros prenne de l’âge en même temps que ses
lecteurs. Le support identificatoire s’en trouve d’autant mieux
investi.
Non seulement Harry Potter apparaît comme un garçon presque ordinaire
(qui doit apprendre la magie dans une école et passer des examens)
mais encore il évolue en fonction du temps, découvre le monde
des adultes, les premiers émois amoureux, traverse une crise adolescente
dans le même temps que ses lecteurs!
Si la première partie de mon livre (Qui est Harry Potter ?) est centrée
sur la question de la douleur, du deuil, de la dépression, de
la maltraitance, du secret, les romans de Mrs Rowling m’ont également
permis de détailler des modes de fonctionnement propres à l’enfance,
et plus précisément à l’infantile: « L’inconscient, c’est l’infantile
en nous », disait Freud.
L’univers d’Harry Potter se caractérise par la juxtaposition et l’interpénétration
de deux mondes, celui des sorciers (qui ouvre vers un fonctionnement
et une pensée « magique »), le monde de l’enfance et celui des
Moldus, qui sont condamnés, par quelque sortilège d’amnésie,
à oublier le monde magique de l’enfance, ce qu’on appelle communément
les adultes. A partir de ce héros littéraire, je propose une forme
de découverte de ce qui concerne la question du tabou, de l’inquiétante
étrangeté et de « l’étrangèreté », des
relations au miroir, du rêve, des relations parentales précoces,
et de la question paternelle.
Vous accordez aux héros de papier une sorte de vocation psychothérapeutique,
est-ce si fréquent ?
L’enfant a besoin de héros quand il ne trouve pas dans la vie quotidienne
les modalités de réponses à ses questions fondamentales. Pourquoi
les pédopsychiatres négligeraient-ils cette donnée ?
Bruno Bettelheim pense que le conte de fée sert de guide à l’enfant qu’il
l’aide à renoncer à ses désirs infantiles de dépendance pour devenir
indépendant. Quand les enfants s’aperçoivent que leurs premiers
héros (les parents) ne sont pas infaillibles, ils ont recours
à des histoires qui leur permettent d’explorer leur propre individualité
et leur créativité.
Et avant lui, Freud, en 1913, propose une étude comparative de plusieurs
pièces de théâtre et contes dans « Le thème des trois coffrets
» ; en 1919, il analyse le conte d’Hoffmann, « L’homme au sable
». D’autres psychanalystes ont également procédé à des analyses
de héros littéraires ou de contes, comme André Green avec « Hamlet
». Le héros littéraire et l’univers dans lequel il vit peuvent
constituer des objets d’étude spécifique sans pour autant que
l’auteur des romans soit « mis en cause ». Mon essai sur Harry
Potter s’inscrit dans cette perspective qui interroge le texte
et non son auteur.
Justement, y a-t-il un sens à traiter de la psychopathologie d’un personnage
de fiction sans référence à la vie même de l’auteur ?
Tenter d’expliquer la personnalité et les aventures du héros à partir
du psychisme et de l’histoire de son auteur constitue un autre
travail. J’ai d’ailleurs envisagé cette question dans mon précédent
ouvrage en proposant, pour le texte de Freud, une « clinique de
la théorie » susceptible de mettre en évidence des lacunes ou
des apories dans le mouvement même de son élaboration.
Précisons également que je ne me situe pas dans une perspective « herméneutique
» qui viserait à expliquer le texte du conte à partir d’éventuelles
correspondances ou interprétations symbolistes ou mythologiques.
En bref, je propose une lecture au plus près de la « vérité » du texte,
des dialogues, des sentiments, des mises en situation du héros
en étant particulièrement attentif à ce qui se répète et à ce
qui s’élabore au fil des différents volumes de la série. Ainsi,
par exemple, Harry retrouve progressivement une forme de souvenir
de ses parents décédés dans le même temps où il vient à connaître
certains éléments de ses origines.
J’ai, si vous préférez, traité le héros littéraire comme si c’était un
enfant réel.
Selon vous le lecteur s’attache-t-il à Harry Potter parce qu’il est une
sorte de héros ordinaire évoluant dans un monde extraordinaire?
Harry Potter est un personnage aussi attachant précisément parce qu’il
n’est en rien un super héros. Il ressemble à tous les enfants
qui peuvent ainsi s’identifier à lui plus facilement. Il est «
sympathique » (on peut littéralement souffrir avec lui). C’est
un enfant malheureux, maltraité, résilient à qui est proposée
une alternative à sa triste vie: un « roman familial » étonnant,
surprenant, plein de mystère et d’angoisse, mais aussi d’amitié
et d’amour.
C’est un personnage désemparé qui tombe souvent des nues, et l’aventure
lui arrive sans qu’il prenne beaucoup d’initiative. Si on le compare
à un enfant de onze ans, on ne peut s’empêcher de constater qu’il
est déprimé, comme frappé d’un interdit d’exister. Il se dévalorise.
Quand il échappe au pire, il pense qu’il a eu de la chance et
que si les autres ne l’avaient pas aidé, il ne s’en serait pas
« sorti ».
Et puis, et c’est très important, comme il grandit au fil des différents
romans, la problématique se déplace du grand enfant naïf vers
celle de l’adolescent rebelle et morose. Parallèlement, l’intrigue
s’oriente rapidement vers la réapparition progressive de Voldemort,
le double négatif de Harry, qui incarne la figure de l’ennemi.
Le personnage principal évolue progressivement: il découvre sa famille,
ses origines, il reconstitue son histoire malgré le secret et
le silence. Le vie psychique de Harry est décrite très précisément:
douleur et dépression, angoisse, sentiment de vide et hallucinations,
doute sur son intégrité physique et mentale, rêves à répétition,
relation spéculaire, relation au père, à sa mère, à la fratrie.
D’autres raisons peuvent-elles expliquer un tel succès ?
Je crois qu’il convient de souligner la qualité de l’écriture. Le style
est vif et alerte. Il existe une grande inventivité au niveau
du vocabulaire et beaucoup d’humour, tant sur le plan des personnages
et des dialogues que des situations. L’intrigue est « passionnante
», avec des rebondissements à chaque page. Les romans incitent
les enfants à la lecture.
Ils s’identifient au héros ou à ses amis. Ils retrouvent des problématiques
infantiles qui peuvent les concerner et les aider à résoudre leurs
propres difficultés.
Les enfants peuvent projeter au dehors des éléments qu’ils ne veulent
pas reconnaître comme leur appartenant. Par exemple : les sentiments
hostiles à l’égard de leurs parents (comme Harry et ses parents
assassinés, ou Harry et les Dursley),
de leur fratrie (le cousin Dudley), à l’égard de leurs professeurs
(Rogue) ou de leurs condisciples (Malefoy).
Le roman agit, je l’ai dit, comme support identificatoire. Les enfants
se construisent, en empruntant des éléments, les traits particuliers
des personnages réels ou imaginaires qu’ils côtoient. Bref, ils
se construisent par identifications successives, par strates,
« en oignons ». Mais l’identification doit s’appuyer sur le registre
symbolique et Harry intègre des représentants symboliques de son
père (avec la complicité du Professeur Dumbledore).
L’histoire a pour fonction de montrer, de manière exemplaire et non censurée
tous ces thèmes, d’actualiser les conflits psychiques et de fournir
les moyens de s’y confronter. Il présente à l’enfant le côté obscur
des sentiments ! Rappelons que ces romans véhiculent des messages
éthiques tels la résistance à la maltraitance et la « résilience
», c’est-à-dire à la fois ce qui permet de reprendre forme après
les coups, mais aussi ce qui permet de se retirer, de se mettre
en retrait par rapport aux douleurs de la vie. Citons le courage,
l’intelligence, la franchise, l’amitié et amour, l’humour, la
confiance.
N’oublions pas enfin l’importance du savoir, d’une connaissance non totalisante
et ouvrant à la tolérance : les autres peuvent être différents
; il est crucial de reconnaître qu’on peut se tromper, d’avoir
une cause à défendre même si c’est difficile. Ne céder ni à la
facilité (c’est-à-dire sur son désir), ni à l’opinion commune.
Il apparaît enfin très important de former un groupe pour se défendre
et survivre …
Sur un plan métapsychologique, comment caractériser une époque saisie
d’un tel engouement pour une telle œuvre ?
Les enfants et les parents d’aujourd’hui semblent manquer de sécurité.
Ils ont besoin de héros qui s’aventurent seuls dans un monde hostile,
se fabriquent des cabanes dans lesquelles ils se sentent en sécurité.
Comme son héros aux lunettes rondes, l’enfant moderne se vit isolé.
L’histoire d’Harry Potter lui fait comprendre qu’il peut rechercher
et construire des solidarités, et penser que, malgré ses malheurs,
il peut être aidé, guidé, et surtout aimé.
L’enfant d’aujourd’hui est agressé quotidiennement par des images et des
propos polarisés sur la violence. Il ne parvient pas à reformuler
ces images à l’intérieur de problèmes clairement posés parce que
les médias ne jouent pas leur rôle de médiation. Ces images induisent
le plus souvent des réponses-réflexes prises dans le schématisme dangereux du
bien et du mal. Elles s’imposent trop vite sans que l’enfant puisse
accéder à l’illusion qu’elles viennent après qu’il se soit posé
les bonnes questions à leur sujet.
Les enfants sont ainsi confrontés sans précaution à des messages faits
pour des « adultes » et qu’ils n’ont pas les moyens d’interpréter.
De plus, les parents banalisent souvent leurs réponses, cachent
ou dénient les difficultés ou au contraire veulent se donner l’impression
qu’ils peuvent répondre à tout, obturant le questionnement créatif
de l’enfant.
Les enfants éprouvent pourtant des conflits psychiques, des sentiments
hostiles ou agressifs, quand amour et haine s’opposent. Ils peuvent
penser qu’ils sont méchants, mauvais, qu’ils sont des monstres
car ils éprouvent des sentiments monstrueux. Ils interrogent les
énigmes de l’amour, de la sexualité, de la rivalité fraternelle,
mais surtout celles de la vie, de la mort et de l’immortalité
!
Nombre de vos confrères soutiennent que la dépression est LA maladie de
notre époque. Diriez-vous d’une œuvre comme celle de J.K.
Rowling qu’elle comporte une dimension antidépressive
?
Il me semble que dans une période où le discours sur la « dépressivité » est à la mode, Harry Potter propose des « solutions
toutes faites », qui, pour être souvent magiques, demeurent néanmoins
ouvertes et créatives car il y a en elles une dimension énigmatique,
mystérieuse. C’est une lecture qui stimule les tendances interprétatives,
traductrices, théoriciennes des enfants et des adolescents.
Le conte transmet le message que la lutte contre les événements désagréables
de la vie est inévitable. Le malheur fait partie de l’existence
humaine, il faut l’affronter, venir à bout des obstacles et survivre,
remporter des victoires sur soi même.
Même si un risque d’influence demeure, il faut souligner la fonction structurante
de ce type de conte. Ils ont ainsi une fonction psychologique,
éducative, pédagogique et initiatique.
Finalement, Harry Potter, l’apprenti sorcier, n’est peut-être pas un héros
très catholique mais c’est un héros très « moderne » ?
Oui, et on peut penser que certaines formes d’indécision et d’insécurité
contemporaines peuvent s’y lire.
Par exemple, dans Harry Potter, il paraît souvent difficile de situer
le bien et le mal. L’énigme, le mystère constituent les ressorts
du suspense des romans :
Qui est bon, qui est mauvais : Pr Rogue, Sirius
Black ou Maugrey ?
Qu’est-ce qui est vrai ou faux : Sorciers ou Moldus
? Visible ou invisible (cape d’invisibilité) ? Qui existe ou n’existe
pas : Voldemort ?
Qui est mort, qui est vivant ? Les Moldus (adultes)
doivent être respectés, mais aussi protégés. Ce sont les enfants
qui doivent en prendre soin ! Ce qui évoque ce que Ferenczi appelait
le « complexe du nourrisson savant » qui se fait un devoir de
réanimer une mère déprimée !
D’une manière générale, on demande beaucoup et de plus en plus aux jeunes.
Sans doute beaucoup plus qu’auparavant.
Aux CM2 et aux 6ème, on propose d’être des « ados » avant l’heure. Il
semble qu’on ait besoin de consommateurs le plus tôt possible,
et un « ado » n’est-il pas sensé consommer davantage de tout ?
C’est un processus qui, en soi, génère une certaine violence et une forme
de souffrance.
Et qui est redoublé par le fait que la consommation qu’on nous présente
comme un idéal de vie n’est pas toujours possible, même avec des
sortilèges.
Article publié dans Conférences
et Débats.